RCF (eBook)

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Vous voulez que je vous dise ce que j’pense des rêveurs ? Bah c’est qu’ils valent pas mieux qu’les ivrognes, voyez. On les croit sobres, bien nobles, mais ils sont ivres de songes, attrapés dans des rouages internes qui produisent du rêve à la chaîne. Du rêve sur du rêve. Moi j’en suis un d’rêveur. Je cours sur place et finis par m’enliser toujours, par creuser ma tombe.

Gaston écrivait dans son journal. C’était un artiste. 

Cotix poussa à deux mains la lourde porte du Comptoir, qui ne se distinguait en rien des autres bistrots du quartier. Les clients y fumaient, délibéraient avec hâte et buvaient sans jamais tarir. Sur la droite, Verton, vieux serveur après qui on criait sa commande, désigna une banquette. Cotix s’avança. 

« J’ai démissionné. » dit Gaston en sentant sa présence. Cotix fit alors un geste à Verton qui sortit de son comptoir. Une bouteille d’absinthe posée sur un plateau le devançait en écartant le nuage de fumée. 

Cotix s’assit, enflamma le tabac de sa pipe avec un air détaché. Verton servait généreusement Gaston. Ils restèrent tous silencieux, jusqu’à ce que l’employé Déroute expose les circonstances de sa démission. Le barman écouta un peu par politesse et retourna servir les autres.

Cotix écoutait, lui, attentivement. En tant que précepteur agréé par le parti capitaliste unique, il s’était chargé de l’éducation de Gaston depuis son plus jeune âge et n’avait eu que lui pour élève. Seules les familles les plus aisées pouvaient s’offrir un tel service et la mère de Gaston avait tout mis de côté pour payer ces études. Son fils était maintenant formé pour travailler.

Les enfants des classes pauvres recevaient au contraire une éducation sommaire et étaient assez vite orientés vers des métiers exécutifs, dépourvus de responsabilités managériales. Sans argent, le citoyen n’accédait pas aux études supérieures et aux « postes de commandement » auxquels elles préparaient.

Gaston était donc destiné aux hautes sphères du pouvoir économique, le plus important de tous en RCF ! Mais il n’avait pas deux mois dans l’entreprise, qu’il démissionna. 

« J’examine ma vie et celle des autres, dit Gaston à son maître. Tout y passe et en premier lieu le travail, cette infernale routine. Le travail doit être repensé ! »

Le maître dirigea son attention sur les mains de son disciple : elles tremblotaient, ce qui l’embarrassa.

« Mon métier, poursuivit Gaston. Assis sur une chaise, huit ou neuf heures par jour, cinq ou six jours durant. Tellement harassé le soir venu qu’on le passe à dormir, de ce sommeil lourd qui ressemble à la mort qui bientôt nous prendra tous. Mais la semaine suivante est déjà là. Toute pressée. Planifiée. Jouée d’avance. Oui c’est bien ça, une aliénante mécanique. Dites-moi, cher maître, qu’accomplissons-nous ici-bas qui vaille vraiment la peine ? »

Cotix sourit, se grata le menton, prit des airs songeurs et médita enfin la question. 

« En tant que précepteur, dit-il enfin, mon devoir consiste à veiller sur vous. Comme une mère, si ce n’est plus. Aussi dois-je vous mettre en garde : ne pensez pas trop aux grandes questions. La méditation est dangereuse. Les utopies qui en sortent sont des entreprises malheureuses. Leur issue n’est qu’une amère désillusion. Les plus braves échouent misérablement, écrasés par l’ordre établi. Vous êtes doué Gaston, mais pas assez pour révolutionner le marché de l’emploi ! »